La France ne devrait pas avoir honte de défendre ses intérêts

Le Figaro le 27 janvier 2017, propos recueillis par Arnaud de La Grange

ENTRETIEN – Le fondateur de l’Institut français des relations internationales tourne le dos à une diplomatie des «valeurs» et plaide en faveur d’un retour à la notion d’intérêt national. Ainsi, la France pourra préserver son identité et maintenir sa place dans le monde.

La France a-t-elle encore une politique étrangère ?

Il faut d’abord se souvenir de l’objectif fondamental d’une politique étrangère. Il s’agit d’assurer la survie d’une unité politique, à moyen et long terme. Or, les concepts de survie, de sécurité et d’identité sont profondément liés. Assurer la sécurité, c’est préserver l’identité. On n’échappe pas à cette question, même si elle a été mise de côté pendant des années. En témoigne le débat encore très feutré sur le multiculturalisme. Est-ce bien ou est-ce mal ? En tout cas, c’est aujourd’hui mal vécu et il faut en tenir compte. Le mal-être de la France est l’une des explications de sa difficulté à définir une politique étrangère.

Vous plaidez pour revenir à une notion « d’intérêt national ».

Oui, c’est fondamental. La notion d’intérêt national est la traduction opérationnelle de la préservation de l’identité et de l’intégrité. Cet intérêt se décline et il ne doit pas être identifié aux valeurs, une déformation des deux quinquennats précédents. L’exemple type est l’intervention au Mali. Ce fut une bonne décision, qui était dans l’intérêt national de la France puisqu’une déstabilisation du Sahel et de l’Afrique du Nord serait lourde de menaces pour nous. Pourtant, François Hollande a tenu à expliquer que l’on n’intervenait pas pour nos intérêts, mais au nom de valeurs et de principes. C’est surprenant, choquant même. On donne l’impression d’avoir honte de défendre l’intérêt national. Tous les pays de la planète en parlent sans complexes, et la France serait la seule à ne pas oser prononcer le mot ?

Cette notion n’induit-elle pas inévitablement un certain repli sur soi ?

L’intérêt national ne doit pas se comprendre dans un sens trop étroit. Un grand pays doit contribuer à façonner son environnement. Et l’on en vient aux notions de gouvernance, d’alliances ou d’action au sein de l’Union européenne ou de l’ONU.

Des Etats-Unis à la Chine, la plupart des puissances n’ont guère de difficultés à définir leurs intérêts « nationaux » ou « vitaux ». Pourquoi est-ce si compliqué en France ?

Il y a une idéologie en France, issue de la Révolution. La France est LE pays des droits de l’Homme. Là-dessus, nous sommes en concurrence avec les Etats-Unis. Nous sommes en effet les deux seules nations au monde à prétendre être des phares universels. Ce souci des droits de l’Homme honore la France. Mais nous continuons à mettre de manière compulsive cette dimension en avant, alors que nos moyens d’agir ne cessent de se réduire. Les Etats-Unis, eux, jouent sur les deux claviers. Ils invoquent toujours l’universalité des droits de l’Homme. Mais dans le même temps avancent leurs intérêts les plus tangibles, qu’ils soient sécuritaires ou commerciaux. Nous ne savons pas faire cela.

Vous plaidez donc pour une école « réaliste » de politique étrangère ?

Je pense qu’il faut savoir faire la différence entre des sujets essentiels sur le plan des idées, comme la relation entre Islam et démocratie par exemple, et les questions opérationnelles. Le problème est que l’on en est venu à confondre politique étrangère et discours sur les valeurs.

Faut-il donc relire Machiavel ?

Il y a trente-six façons de lire Machiavel… Et je n’oppose pas réalisme et idéalisme. Dans le brouillard des combinaisons, on se perd dans les calculs. Il faut donc un phare, l’idéal. Sinon, on finit par faire n’importe quoi. Dire que la fin justifie les moyens est inacceptable. Il faut un guide éthique, moral, une boussole pour éclairer l’action en général. Ceci étant posé, dans le court et le moyen terme, il est très important d’être réaliste, ce qui ne veut pas dire cynique. Il s’agit de regarder les réalités telles qu’elles sont. Et d’agir avec une claire conscience des conséquences de ses actes. C’est l’éthique de responsabilité, tout aussi nécessaire.

En disant cela, avez-vous en tête des interventions armées dont nous n’aurions pas mesuré toutes les conséquences ?

Oui, bien sûr. En Libye par exemple, ce principe de responsabilité n’a pas été suivi. Et on voit aujourd’hui le désastre qui en résulte. Il y a un principe de précaution à observer. Pourquoi en parle-t-on pour les médicaments ou l’alimentation et ne l’applique-t-on pas à la politique internationale ? Je pense ainsi qu’en Syrie, l’erreur de Barack Obama n’est pas d’avoir décidé de ne pas intervenir. Cela n’aurait fait qu’aggraver le chaos à partir du moment où l’on n’aurait pas assumé les conséquences de nos actes, en mettant dans la bataille hommes et argent. L’erreur d’Obama est d’avoir parlé de lignes rouges, sans les faire respecter après. Ce genre de discours non suivi d’effets sape la crédibilité.

Si elle ne s’énonce pas forcément en 140 signes, la politique internationale semble de plus en plus assujettie à l’accélération du temps médiatique…

Oui, elle se résume de plus en plus souvent à la façon dont on réagit à des chocs externes. Et ce n’est pas cela, une vraie politique étrangère. Elle doit s’inscrire dans la durée. Ce facteur temporel est essentiel. Les Chinois ont-ils une vision ? La réponse est oui. Les Etats-Unis ? Oui aussi. Quelle est notre vision ? D’être des missionnaires, des disciples de Saint-Paul ? Et en donnant quel sens à cette mission ?

Le sens est une chose, les moyens en sont une autre. Ne nous font-ils pas cruellement défaut ?

On ne peut avoir une politique étrangère ambitieuse sans les moyens économiques adéquats. Si la France reste incapable de faire les réformes qu’elle esquive depuis tant d’années, le discours sur les valeurs deviendra de plus en plus un discours d’impuissance. C’est le drame actuel. On a l’impression de faire de la politique en disant seulement où est le bien et le mal. On se réfugie dans le logos sur les valeurs.

Faut-il donc s’accommoder de régimes autoritaires, au nom de la stabilité ?

Si l’on prend la question du Proche-Orient, le réalisme suggère que la priorité est le rétablissement d’un certain ordre, insatisfaisant du point de vue des valeurs, mais préférable à un chaos qui s’aggrave et s’exporte. Evidemment, nous préférerions des démocraties tempérées en Libye et en Syrie. Mais à court terme, le nouvel ordre ne sera pas de ce type. Pour l’heure, il est difficile d’échapper au dilemme chaos-régime fort. Il faut un travail en finesse. Nous sommes obligés de travailler avec des régimes que l’on n’aime pas, mais nous devons tout faire pour ne pas encourager leurs penchants autocratiques. Tocqueville a bien montré que les régimes autoritaires ne sont jamais aussi vulnérables que lorsqu’ils essaient de se réformer. Mais que, quand ils ne se réforment pas, ils finissent par éclater.

Comment « gérer » la question russe, revenue sur le devant de la scène jusqu’à devenir un sujet de politique intérieure ?

Nous sommes dans une situation très désagréable, pour tout le monde. C’est devenu un sujet totalement passionnel. On est sommés d’être « pour » ou « contre », ce qui est une réduction toujours dangereuse. Il faut calmer le jeu, dépassionner tout cela et tenter de rétablir des relations apaisées pour travailler ensemble sur des sujets d’intérêt commun. Aujourd’hui, tout ce qui avait été construit, y compris quand l’URSS était encore debout, a sauté. Nous sommes arrivés à un degré catastrophique de défiance et de propagande. Les Russes et les Européens ont en commun d’avoir besoin d’un minimum d’ordre. Ne devons-nous pas avoir un certain degré de coopération avec eux pour combattre le terrorisme islamique ?

Pourquoi en est-on arrivés là ?

Sans doute parce que nous avons confondu géopolitique et politique étrangère. Il ne faut pas confondre les termes, car on confond alors les notions. La géopolitique reste l’idéologie relative au territoire. Quand Brzezinski disait que l’Ukraine était le pivot pour le contrôle du continent eurasiatique, il faisait de la géopolitique. Et ce qui s’est passé en Ukraine, avec la velléité d’y étendre l’OTAN, a été la conséquence de cette idéologie. Cela a été perçu comme un danger mortel par les Russes.

L’idée d’une « menace russe » revient pourtant en force.

Là encore, regardons les choses calmement. Le PIB de la Russie se situe loin derrière celui de l’Italie. Alors, la menace impérialiste russe me semble à relativiser. Il faut ramener les choses à leurs proportions. La Russie est active, certes. Mais c’est un pays à la démographie faiblissante et à l’économie très fragile.

L’Europe est-elle encore le « levier d’Archimède » de la France, selon les mots du général De Gaulle ?

Aujourd’hui, l’Europe est en péril, c’est une évidence. Les Allemands ne le montrent pas trop, mais ils sont terrifiés par la situation française. Si nous continuons à mettre des rustines sans faire les bonnes réformes économiques, alors la zone euro éclatera. Cela pourrait prendre cinq ou dix ans, mais cela arriverait. Et ce serait le vrai début de la fin pour l’Union européenne. Or, une explosion de l’Europe signifie retourner des décennies en arrière en termes géopolitiques. Et, dix ou vingt ans plus tard, on pourrait voir revenir la guerre en Europe.

Que faire, alors ?

D’abord, les principaux Etats européens doivent s’entendre sur la réalité de ce risque. Ensuite, il faut se concentrer sur les points les plus importants. Donc sur les questions sécuritaires et économiques. Il faut être clair sur les fondamentaux mais pas dogmatique sur les institutions. Que la Commission se recentre sur l’essentiel et arrête de se disperser sur des détails. Et, bien sûr, il faut partir de la France et de l’Allemagne. L’avènement de Trump a le mérite de nous rappeler le principe gaullien fondamental : on ne peut s’en remettre à des nations extérieures pour sa sécurité sur le long terme. D’où la nécessité de conserver un outil de défense robuste.

La montée du fait religieux est-elle un défi pour la politique étrangère ?

Quand on parle de religion, il faut distinguer quatre niveaux d’appréciation du sujet. Le niveau anthropologique, fondamental, qui recouvre le rapport personnel de l’individu au spirituel ; le niveau ethnologique, qui voit l’identité d’une nation marquée par la religion ; le niveau sociologique, avec l’influence du patrimoine culturel ; et le niveau politique, avec la manipulation de la religion. En distinguant ces niveaux, on évite de tomber dans des bagarres inutiles. Le niveau politique seul doit nous intéresser.

Pourquoi ce fait religieux a-t-il autant investi le champ politique ?

Dans des pays appartenant sociologiquement au monde musulman, et qui ont fait autrefois partie de l’espace colonial européen, tous les systèmes politiques qui ont été essayés ont échoué. Qu’ils soient inspirés du marxisme ou tout simplement autoritaires. Il n’est resté comme principe idéologique que la religion. Le succès de la religion sur le plan politique, c’est ce qui reste quand tout a échoué.

En quoi l’arrivée au pouvoir de Donald Trump va-t-elle bouleverser la politique internationale ?

Trump a une manière de s’exprimer choquante, très déconcertante tout au moins, mais il ne dit pas que des bêtises. Nous allons avoir un paysage nettoyé des attachements routiniers hérités de la Seconde Guerre mondiale. Cela, c’est fini. Mais ce qui n’est pas fini, c’est la réalité des intérêts. Trump va se rendre compte de certaines interdépendances. Et réaliser que l’on a tous intérêt à une certaine stabilité, qu’une Europe trop faible et chaotique n’est pas une bonne chose pour l’Amérique. Ceci étant dit, il ne fera pas de cadeaux. Il raisonne en termes de rendements visibles, à court et moyen terme, sans vision de temps long. Il n’a pas d’états d’âme, pas de passion idéologique et une vision assez étroite. Mais je ne crois pas à la catastrophe, à la fin, pour tous les accords commerciaux et les alliances. Il y aura un certain entre-deux, mais je ne vois pas Trump en chef d’orchestre de la désagrégation du monde.

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